Wednesday, 24 February 2016

Entreves - S.V. Ranganath

Les politiques publiques : Une perspective indienne



S.V. Ranganath, IAS (à la retraite)
ANCIEN PREMIER SECRÉTAIRE, GOUVERNEMENT DU KARNATAKA



Que sont les politiques publiques ?

On pourrait définir l’élaboration des politiques comme suit : « le processus par lequel les gouvernements transposent leur vision en programmes et en actions qui produisent des incidences (changements désirés) concrètes. »  On présume que les gouvernements agissent comme une personne parfaitement rationnelle qui choisit toujours les meilleures options disponibles pour concevoir une politique, quelle qu’elle soit. Toutefois, il n’en va pas ainsi dans la réalité. Dans la pratique, les options disponibles ne sont pas toutes analysées ou approfondies. On adopte une démarche progressive pour apporter des changements aux politiques. D’après Herbert Simon, toute personne obéit à une « rationalité limitée », ce qui signifie que personne ne peut recueillir toute l’information et la traiter parfaitement, de manière à en arriver à une décision rationnelle.

Comment les politiques publiques sont-elles formulées ?

En Inde, il y a un gouvernement national ou fédéral, de même qu’un gouvernement pour chacun des États, et la répartition des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les gouvernements des États est énoncée clairement dans la constitution. Tant au palier fédéral qu’à celui des États, c’est le gouvernement politique, c’est-à-dire le parlement ou la législature, selon le cas, qui établit les politiques. L’organe politique du gouvernement est composé du premier ministre/ministre principal et des membres du conseil des ministres. Les lois qu’adoptent le Parlement ou la législature de l’État fournissent le cadre pour l’élaboration de politiques détaillées par le pouvoir exécutif. Dans la pratique, il revient au Secrétaire du gouvernement d’amorcer l’élaboration d’une politique et d’étudier les diverses options disponibles; c’est le ministre ou le Cabinet qui prend la décision finale. Chacun des ministères est chargé d’élaborer la politique sectorielle, mais il ne peut prendre seul de décision. Les règles d’attribution des marchés existantes demandent qu’on procède à des consultations avant de rendre une décision finale. Les questions qui ont des incidences financières doivent obtenir l’approbation du ministère des Finances; les questions d’ordre juridique requièrent l’avis et l’approbation du ministère de la Justice de l’État. La formulation de toute politique d’importance exige qu’on obtienne les points de vue de divers ministères associés à la mise en oeuvre de la politique en question. Par la suite, on soumet la question au Cabinet, qui doit concilier les différentes positions et approuver la politique avec les modifications jugées nécessaires.

Bien que les sphères de compétence du gouvernement central et des gouvernements des États soient clairement précisées dans la constitution, le gouvernement central élabore des politiques relatives à des sujets qui apparaissent dans la liste des compétences concurrentes. La politique nationale en matière de santé et la politique nationale en matière de logement sont deux exemples de ce phénomène. Plusieurs programmes sectoriels centraux importants qui prévoient l’affectation de sommes considérables en vertu de programmes tels que la MNREGA, JnNurm et la National Rural Health Mission, sont exécutés par les gouvernements des États. Ainsi, bien que les politiques de ces secteurs soient élaborées par le gouvernement central, leur mise en oeuvre dépend de l’engagement et du dévouement de l’appareil de l’État. Cela a de profondes répercussions sur la réussite de ces politiques.

Plusieurs autres parties prenantes interviennent à la fois directement et indirectement avant qu’une nouvelle politique voie le jour. Des groupes d’intérêt, des groupes de pression et des particuliers exercent une influence sur les responsables des politiques, aux paliers tant politique que bureaucratique, et l’on tient compte de leurs opinions en élaborant les politiques. Ces groupes de pression peuvent comprendre des regroupements d’agriculteurs, des associations industrielles et commerciales, des associations d’enseignants et certaines sections de la société civile.

Le pouvoir judiciaire joue un rôle important dans l’élaboration des politiques. De multiples mesures législatives appellent une interprétation de la part des tribunaux. Ceux-ci interviennent aussi dans la mise en oeuvre effective des politiques et émettent des directives au pouvoir exécutif. Les exemples récents d’interventions judiciaires dans la mise en oeuvre de politiques concernaient la réglementation des activités minières dans le Karnataka et la répartition du spectre 2G. Dans les cas liés au 2G, la Cour suprême a constaté qu’« en vertu de la Constitution, la révision judiciaire est l’une de ses caractéristiques fondamentales, et en procédant à une telle révision judiciaire, la cour peut assurément examiner et même rejeter des décisions stratégiques prises par le pouvoir exécutif lorsque ces décisions sont inconstitutionnelles ». Dans une autre affaire, la Cour suprême a constaté que : « Les juges doivent connaître leurs limites et ne doivent pas essayer de diriger le gouvernement. »   L’intervention judiciaire dans l’élaboration des politiques n’est pas propre à l’Inde; elle est courante dans tous les pays démocratiques où les tribunaux cherchent à intervenir lorsqu’il en va de l’intérêt public.

Quels défis les responsables des politiques doivent-ils relever ?

La plupart des politiques et des programmes gouvernementaux qui semblent bien conçus, logiques et pertinents sont bien loin de répondre aux attentes des responsables des politiques sur le plan de la mise en oeuvre. On peut répartir en quatre grandes catégories les raisons pour lesquelles la mise en oeuvre des politiques et des programmes gouvernementaux n’est pas à la hauteur.

a) Piètre coordination interministérielle : Au sein de l’appareil d’État, les règles d’attribution des marchés (Rules of Business Allocation) précisent la répartition des dossiers entre les ministères compétents. Cette attribution est fondée sur la façon dont le gouvernement perçoit les besoins sur le plan de la gestion; elle fonctionne habituellement très bien. Toutefois, au quotidien, la plupart des enjeux comportent des problèmes qui recoupent les sphères de compétences de nombreux ministères; or, c’est là que le bât blesse. Par exemple, quatre ministères peuvent intervenir dans un programme de nutrition (le Department of Health and Family Welfare, le Department of Women and Child Development, le Department of Education (pour les repas du midi) et le Department of Food). La plupart des sujets qui touchent la vie du simple citoyen relèvent de la compétence de trois ou quatre ministères. Malheureusement, les niveaux de coordination entre les ministères sont faibles; la plupart des ministères protègent jalousement leurs compétences, sans accorder suffisamment d’attention à la nécessité de se soucier de la qualité d’exécution des programmes. Il s’agit là de la raison fondamentale pour laquelle de nombreux programmes gouvernementaux échouent à l’étape de la mise en oeuvre. Par conséquent, il faut combler sans tarder la lacune qu’engendre le manque d’attention accordée aux questions relatives à la coordination interministérielle et aux « rivalités de clocher » par les ministères compétents.

b) Attention insuffisance au développement des capacités : La responsabilité de mettre en oeuvre les politiques et les programmes relatifs au bien-être du simple citoyen incombe presque exclusivement aux gouvernements des États. Des échéanciers efficaces, l’esprit d’initiative et d’innovation, le dévouement, l’intégrité et le souci des résultats sont les caractéristiques essentielles de la structure de gestion de toute unité de mise en oeuvre compétente. En outre, tout gestionnaire de projet qui connaît du succès est apte à prendre des risques calculés, à inculquer l’esprit d’équipe et à s’assurer que les membres de l’équipe donnent le meilleur d’eux-mêmes. Tous les fonctionnaires qui participent à la mise en oeuvre d’une politique publique doivent posséder ces qualités en abondance.

Toutefois, une dimension supplémentaire d’ouverture, de transparence, d’adhésion indéfectible aux principes de justice naturelle et, surtout, de compassion est une qualité essentielle de l’administrateur public. Il est en outre nécessaire de créer un milieu qui encourage les fonctionnaires à prendre des risques. Présentement, non seulement le milieu ne récompense-t-il pas les preneurs de risques, mais il cherche à les pénaliser. Ce ne sont pas tous les membres des équipes chargées de la mise en oeuvre des politiques et des programmes qui possèdent l’ensemble de ces qualités. Il s’agit là de l’une des principales raisons des défaillances de la mise en oeuvre de politiques bien conçues. Il est nécessaire de s’employer sérieusement à renforcer les capacités des personnes chargées de la mise en oeuvre des politiques publiques.

c) Des systèmes et des procédures archaïques : La plupart des systèmes et des procédures les plus répandus au sein de l’administration publique de l’Inde durant la période coloniale sont demeurés en place après l’indépendance. Le gouvernement colonial entendait s’assurer que l’administration publique soit un instrument de contrôle et de commandement. Aujourd’hui, ces priorités ont été transformées de fond en comble et le gouvernement cherche plutôt à se rapprocher de la population. La plupart des procédures actuellement en vigueur ne sont pas conviviales; chaque citoyen doit se présenter à maintes reprises dans les bureaux de l’administration pour obtenir ce qui est son droit légitime. Ces procédures archaïques engendrent des retards et de la frustration, et donnent souvent lieu à des rumeurs de corruption. Il est nécessaire de revoir immédiatement et de modifier radicalement les procédures en vigueur pour accroître leur transparence et leur convivialité. Il est aussi nécessaire de recourir abondamment à la technologie pour que les procédures deviennent plus ouvertes et faciles d’accès.

d) Intervention judiciaire : Dans la plupart des politiques, on prévoit circonscrire l’intention du gouvernement dans une loi pertinente. Lorsque le projet de loi est mal rédigé, on confère des pouvoirs discrétionnaires à l’autorité d’exécution, sans compter qu’on ouvre la voie à des litiges interminables devant les tribunaux. Puisque les tribunaux sont intervenus plutôt activement dans les affaires comportant une violation des dispositions de la constitution ou d’autres lois pertinentes, il faut porter une attention beaucoup plus grande qu’on ne le fait aujourd’hui à l’élaboration des lois et des règlements par la législature et par la bureaucratie.

Comment un think tank peut-il favoriser l’élaboration des politiques ?

La plupart des responsables des politiques au sein de la fonction publique manquent de temps. Un responsable des politiques doit pouvoir compter sur un apport de données à caractère multidisciplinaire. En plus de connaître intimement le domaine, le responsable des politiques doit posséder une connaissance plus que sommaire de l’administration publique, de la gestion moderne, de la théorie économique, de l’économie comportementale, du droit, des sciences politiques, de la psychologie et de la sociologie, en plus des options technologiques disponibles. C’est un think tank qui est le mieux placé pour fournir ces intrants multidisciplinaires dont sont avides les responsables des politiques. À l’heure actuelle, cette expertise n’existe dans aucun ministère; c’est donc là un des principaux domaines où l’interaction entre le gouvernement et les think tanks contribuera de façon déterminante à l’amélioration de l’élaboration des politiques.

Comme nous l’avons mentionné, les responsables des politiques n’ont pas l’habitude de prendre en considération l’ensemble des options disponibles lorsqu’ils élaborent une politique, en raison des limites imposées par la « rationalité limitée ». Un think tank peut offrir davantage d’options à explorer au responsable des politiques, ce qui devrait l’aider considérablement. La plupart des programmes d’aide sociale pourraient connaître une mise en oeuvre beaucoup plus fructueuse si un think tank compétent, apte à repérer les goulots d’étranglement et les obstacles, et à proposer des modifications pertinentes, réalisait une évaluation. Pour l’instant, l’évaluation des programmes repose sur des données recueillies par l’entremise de questionnaires. Il serait utile qu’un think tank soit invité à évaluer les principaux programmes et politiques du gouvernement au moyen d’une « recherche-action ».




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